2 février 2023 - Jeremy Verain

Mois de l’histoire des Noirs: l’art engagé

Disons-le d’entrée de jeu, cet article n’est pas destiné à transmettre un avis critique sur le spectacle Cabaret Noir de Mélanie Demers. La raison à cela est simple. Je n’ai pas encore eu le plaisir de le voir. Du moins, pas en vrai. Je me garderai donc d’en tirer une quelconque appréciation. Je crois en effet qu’une performance ne peut véritablement s’apprécier qu’en la vivant par tous les pores de son corps. Le poil hérissé, la bouche bée, les yeux ébahis… ou clos, selon notre sensibilité à l’œuvre présentée.

Ce que je souhaite vous partager, c’est mon excitation à la venue prochaine de cette œuvre à Trois-Rivières. Là encore, je dois vous mettre en garde. Cette opinion est très subjective. Mélanie Demers et moi avons une longue histoire professionnelle derrière la cravate. Je pense essentiel de le signaler, car les aventures que nous avons partagées sont, sans aucun doute, à l’origine de mon enthousiasme. Ça et le fait que l’on retrouve l’un des beatmakers les plus géniaux de l’histoire du hip-hop dans la bande sonore du spectacle, le fabuleux Madlib. Les adeptes savent…, les autres peuvent se rendre sur Spotify.

Cabaret Noir fut l’une de ces aventures que j’ai eu la chance de partager avec Mélanie Demers. Une des dernières, car, alors que Mélanie entamait un laboratoire de création à l’automne 2020 à l’invitation du Théâtre Prospero, laboratoire qui allait accoucher de Cabaret Noir, j’entamais moi-même, et sans le savoir, mes derniers mois de travail avec MAYDAY, la compagnie fondée par Mélanie en 2006. J’ose donc l’affirmer, je suis bien placé pour témoigner de la force de l’œuvre de Mélanie, de la singularité de sa démarche et de son engagement.

Laissez-moi vous mettre la table. D’abord, qui est Mélanie Demers? Mélanie est l’une des créatrices québécoises les plus prolifiques des dernières années. Alors qu’habituellement, un.e chorégraphe crée une œuvre aux deux ans environ, Mélanie a créé pas moins de sept pièces entre 2016 et 2021. Et je ne parle là que des pièces créées pour sa compagnie MAYDAY, car elle a aussi été invitée durant cette même période à créer des œuvres pour de prestigieux théâtres et festivals. En Europe principalement, mais aussi au Canada, à Montréal en particulier, pour des établissements d’enseignement comme l’UQAM ou l’École de danse contemporaine de Montréal. En 2021, Mélanie a reçu le GRAND PRIX de la Danse de Montréal qui reconnaissait sa contribution exceptionnelle à la danse. En 2022, c’est le PRIX DU CALQ pour la meilleure œuvre chorégraphique de la saison qui récompensait sa pièce Confession Publique. Enfin, j’ai toujours trouvé extraordinaire que l’UQAM offre à ses étudiants en théâtre (et non en danse!) un cours intitulé Processus de création selon Mélanie Demers; portant le code FAM410H, mais cette dernière mention est anecdotique, voire totalement inutile. J’aurais pu écrire plus en détail sur d’autres pièces et histoires de tournées vécues durant les quatre années passées chez MAYDAY. Toutefois, je pense que vous avez saisi le propos. Mélanie Demers est une artiste unique, versatile, incontournable.

Passons maintenant au casting de Cabaret Noir. Une distribution cinq étoiles, au bas mot. Si vous n’avez pas encore vu jouer Vlad Alexis, chanter Florence Blain Mbaye, ni danser Stacey Désilier, vous risquez fort d’être frappé.e.s par cette génération d’interprètes virtuoses. Bien que la notoriété des deux derniers interprètes de Cabaret Noir les oppose, ils se complètent formidablement sur scène par leurs talents respectifs. Anglesh Major est sur toutes les planches et partout dans votre petit écran depuis plusieurs années. Paul Chambers est un ovni. Concepteur d’éclairages, artiste visuel, enseignant et interprète. C’est là l’une des grandes forces de Mélanie. S’entourer d’artistes d’exception, de personnalités singulières et en tirer le meilleur. En cinéma, on appelle ça la direction d’acteurs. En danse et en théâtre, je ne crois pas qu’il existe de qualificatif. J’ai toujours connu Mélanie avec cette qualité. Je l’ai vu évoluer chez elle aussi. Une sorte de leadership naturel. Un mélange d’exigence, de générosité, de confiance et d’abandon.

Voilà pour les êtres. Qu’en est-il des idées, des inspirations? Mélanie Demers dit de ce spectacle que c’est une réflexion sur l’identité noire, la négritude. Le 25 mai 2020, George Floyd était assassiné. Le monde entier assistait à l’une des plus odieuses manifestations de haine qui soit. Je ne m’identifie alors à aucun des protagonistes de ce meurtre. Mélanie Demers, comme des milliers de Québécoises et Québécois, le ressent, le vit autrement. Le mouvement Black Lives Matter occupe le devant de la scène pendant plusieurs mois. Le Québec se pose d’essentielles questions.

Mélanie a écrit un texte à la suite du drame qu’elle a intitulé Naître bien-meuble. Vivre nègre. Mourir chien. Son texte inspire Carmen Jolin, la directrice du Théâtre Prospero à Montréal, qui invite Mélanie à réaliser un laboratoire de création. La justice raciale influence le processus entourant Cabaret Noir. Mélanie et les artistes qu’elle a invités échangent sur les textes et les images qui ont teinté la vision qu’ils se font d’eux-mêmes, la construction de leur identité. Au travers de cette oeuvre, ils nous invitent à nous demander, entre autres, de Tintin au Congo à Toni Morrison en passant par Dany Laferrière, si c’est davantage Hergé ou Aimé Césaire qui constituent encore aujourd’hui nos références communes sur l’identité noire. Les œuvres de Mélanie apportent généralement plus de questions que de réponses. C’est ce qui en fait la force. Mélanie dit que ce sont les corps qui incarnent les idées dans ses spectacles. En l’écoutant dans un balado pour écrire ce texte, je me demande, nous le public, nous Québécoises et Québécois de 2023, qu’incarnons-nous? Quelles idées voulons-nous incarner? La justice raciale fait-elle partie de ces idées?

En conclusion et en guise d’invitation à la présentation de Cabaret Noir, je vous laisse avec le texte écrit par Mélanie disponible dans le livret d’accompagnement du spectacle.

 

Naître bien-meuble. Vivre nègre. Mourir chien.

Il existe un code noir. Pas l’ignoble recueil de 1685 régissant les relations maîtres-esclaves dans les colonies et scellant à tout jamais l’idée que l’Homme Noir est un être inféodé et que la Femme Noire est une chose à posséder. Non. Il existe un code noir. Ce léger hochement de tête, ce sourcillement, ce sourire en forme de renoncement qui s’esquisse lorsque deux Noirs se croisent dans un bassin blanc. J’ai longtemps évité ce regard complice, ne sachant comment l’interpréter. Comme si on m’obligeait à voir, en un clignement, le fond des cales, la brulure des champs de canne à sucre, les luttes d’émancipation et les humiliations. Comme si on m’obligeait au miroir de mon large nez, de mes cheveux crépus, de mes lèvres charnues, de mes fesses disproportionnées à m’aimer. Comme si on m’obligeait à une forme de solidarité si pleine de douleurs, de beautés, gorgée de sous-entendus, d’évidences, de fausse gaieté. Comme si ce seul silence partagé m’obligeait à reconnaître notre condition commune. Nous sommes Noirs. Nous nous reconnaissons. En ce moment, nous savons quelque chose que personne d’autre ne sait.

Nous savons quelque chose que personne d’autre ne sait. Et même quand nous essayons d’articuler cette chose, cette douleur, cette injustice, cette Histoire répétée, nous réussissons rarement à être cru tellement les récits sont crus. Toni Morrison, Ta-Naehisi Coates, Chimamanda Ngozi Adichie, Ahmadou Kourouma, James Baldwin, Rodney St-Éloi, Dany Laferrière, Ralph Ellison, bell hooks vous l’ont tous raconté. Ce quelque chose traverse les époques, les classes, les genres, les cultures, les frontières.

Il existe un code noir. Une forme de détection de la souffrance, peut-être liée à celle de nos parents, de nos ancêtres, de nos enfants. Cet héritage en forme de lignage dépasse la couleur de la peau, la mesure du crâne ou la grosseur des os. Ni le Roi Léopold II, ni Charles Lynch, ni les lois Jim Crow, ni le genou de Derek Chauvin n’auront raison de nous.

Je dis nous. Parce que nous savons quelque chose que personne d’autre ne sait. Nous sommes liés. Marqués par la traite négrière, les famines éthiopiennes, les Ebolas, les malarias, les coups d’état de la CIA, les colonisations, les ségrégations, les apartheids, les discriminations, marchandisations, fétichisations, sexualisations, incarcérations, invisibilisations, annihilations. C’est tout cela que nous saluons dans ce hochement de tête, ce sourcillement, ce sourire en forme de renoncement.

À Hollywood, nous mourons les premiers. Spectaculairement. Et personne ne s’émeut. À Minneapolis, ce n’est pas du cinéma. Nous mourons face contre sol. Lentement. Doucement. Presque paisiblement. Nous appelons notre mère, mais elle ne vient pas. Cette fois, c’est le monde entier qui rapplique when we can’t breathe.

Il existe un code noir. Salutation secrète, discrète qui dorénavant me ravit, me réjouit et me console. Parce que nous savons quelque chose que personne d’autre ne sait. Nos vies valent. Mais malgré tout, nous naissons bien-meuble, nous vivons nègre et nous mourons chien.

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La SÉRIE DANSE est présentée par Hydro-Québec. 

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